Couché sur un lit, je crois être dans une chambre d'hôpital. J'entends à peine tomber les gouttes d'un robinet mal fermé. J'essaie de remuer les membres et la tête, mais ils ne répondent pas. Avec un effort, je maintiens les yeux ouverts.
Il me semble que quelqu'un a dit à côté de moi que j'étais
heureusement hors de danger... Que tout est maintenant une question de repos.
Inexplicablement, ces paroles confuses m'apportent un grand soulagement. Je
sens tout mon corps endormi et lourd, de plus en plus alangui.
Le plafond est blanc et lisse, mais chaque goutte que
j'entends tomber projette à sa surface comme un trait de lumière. Une goutte,
un trait. Puis un autre. Puis beaucoup de lignes. Et plus loin, des
ondulations. Le plafond se modifie au rythme de mon cœur. C'est peut-être un
effet dû au battement du flux sanguin dans les artères oculaires. Le rythme
dessine le visage d'une jeune personne.
«Eh toi! – me dit-elle – Pourquoi ne viens-tu pas?»
«Bien sûr – me dis-je – pourquoi pas?»
Là-bas, devant moi, se déroule un festival de musique. Le
son des instruments inonde de lumière un immense espace tapissé d'herbe verte
et de fleurs.
Je suis allongé sur l'herbe et regarde la scène. Je suis
entouré d'une foule de gens, mais j'ai plaisir à voir qu'ils ne sont pas serrés
car il y a beaucoup d'espace. Au loin, je distingue d'anciens amis d'enfance.
Je sens qu'ils sont vraiment à l'aise.
Je fixe mon attention sur une fleur, qui est reliée à sa
branche par une tige fine à la peau transparente, à l'intérieur de laquelle la
couleur verte luisante se fait de plus en plus profonde. Je tends la main,
passant doucement un doigt sur la tige lisse et fraîche, interrompue à peine
par de minuscules proéminences. Ainsi, en remontant entre les feuilles
d'émeraude, j'arrive aux pétales qui s'ouvrent en une explosion multicolore.
Des pétales tels des cristaux de cathédrale solennelle, des pétales tels des
rubis, comme un feu de bois, dans le foyer, au petit matin... Et dans cette
danse de nuances, je sens que la fleur vit comme si elle faisait partie de moi.
(*)
Et la fleur, agitée par mon contact, libère une goutte de
rosée assoupie, à peine retenue sur la dernière feuille. La goutte vibre en
ovale puis s'allonge et, déjà dans le vide, s'aplatit pour s'arrondir de
nouveau, tombant en un temps infini. Tombant, tombant dans l'espace sans
limite... Tombant enfin sur le chapeau d'un champignon, elle roule sur lui
comme du lourd mercure, pour glisser jusqu'au bord. Là, dans un spasme de
liberté, elle se jette dans une petite flaque où elle soulève une houle
tumultueuse qui baigne une île de pierre-marbre. (*)
Je lève les yeux pour voir une abeille dorée qui s'apprête
à butiner la fleur. Et dans cette violente spirale de vie, je referme ma main
irrespectueuse en l'éloignant de cette perfection éblouissante.
Ma main... Je la regarde étonné, comme si je la voyais
pour la première fois. La tournant et la retournant, fléchissant et étirant les
doigts, je vois les entrecroisements de la paume et dans ses lignes, je
comprends que tous les chemins du monde y convergent. Je sens que ma main et
ses lignes profondes ne m'appartiennent pas, et je remercie en moi-même la
dépossession de mon corps.
Devant moi, se déroule le festival et je sais que la
musique me met en communication avec cette jeune fille qui regarde ses
vêtements et avec le jeune homme qui, adossé à un arbre, caresse un chat bleu.
Je sais que j'ai vécu ceci auparavant et que j'ai saisi la
silhouette rugueuse de l'arbre et les différences de volume des corps. J'ai
déjà vu ces nuages ocres moelleux, comme faits de cartons, découpés sur le bleu
limpide du ciel.
Et j'ai également vécu cette sensation intemporelle où mes
yeux semblent ne pas exister, parce qu'ils voient tout en transparence comme
s'ils n'étaient pas les yeux du regard quotidien, ceux-là même qui troublent la
réalité. Je sens que tout vit et que tout va bien, que la musique et les choses
n'ont pas de nom et que rien ne peut véritablement les désigner. (*)
Dans les papillons de velours qui volent autour de moi, je
reconnais la tiédeur des lèvres et la fragilité des rêves heureux.
Le chat bleu s'approche de moi. Je me rends compte de
quelque chose d'évident: il se déplace de lui-même, sans câble, sans
télécommande. Il le fait de lui-même et cela me laisse stupéfait. Dans ses
mouvements parfaits et derrière ses beaux yeux jaunes, je sais qu'il y a une
vie et que tout le reste est déguisement, comme l'écorce de l'arbre, comme les
papillons, comme la fleur, comme la goutte de mercure, comme les nuages
découpés, comme la main des chemins convergents. Pendant un moment, j'ai
l'impression de communiquer avec quelque chose d'universel. (*)
... Mais une douce voix m'interrompt juste avant que je
n'atteigne un nouvel état de conscience.
«Croyez-vous que les choses soient ainsi? – me murmure la
voix d'un inconnu. Je vous dirai qu'il n'en est pas ainsi, ni autrement. Vous
retournerez bientôt dans votre monde gris, sans profondeur, sans joie et sans
volume. Et vous croirez avoir perdu la liberté. Pour le moment, vous ne me comprenez
pas car vous n'avez pas la capacité de penser comme vous voulez. Votre état de
liberté apparent n'est que le résultat de la chimie. Cela arrive à des milliers
de personnes, que je conseille à chaque fois. Bonne journée!»
L'aimable monsieur a disparu. Tout le paysage commence à
tourner dans une spirale gris clair, jusqu'à ce que le plafond ondulant
apparaisse. J'entends la goutte d'eau du robinet. Je sais que suis couché dans
une chambre. Je sens que l'engourdissement de mes sens se dissipe. J'essaie de
bouger la tête et elle répond. Puis les membres. Je m'étire et constate que je
suis en parfaite condition. Je saute du lit réconforté, comme si je m'étais
reposé pendant des années.
Je marche jusqu'à la porte de la chambre. Je l'ouvre. Je
trouve un couloir. Je marche rapidement en direction de la sortie du bâtiment.
J'y parviens. Je vois une grande porte ouverte, par laquelle beaucoup de gens
entrent et sortent. Je descends quelques marches et arrive dans la rue.
Il est tôt. Je regarde l'heure à l'horloge murale et je
comprends que je dois me presser.
Un chat effrayé passe entre les piétons et les véhicules.
Je le regarde courir et, sans savoir pourquoi, je me dis: «Il existe une autre
réalité que mes yeux ne voient pas tous les jours.»
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Expéreinces guidées, Copyright © Silo, 1989 ;
Copyright © Editions Références 1997 pour la traduction française ;
ISBN 2-910649-04-0
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Thèmes
d’échanges possibles
Sur les
expériences vécues, et si la réalité a été perçue de manière différente,
nouvelle ;
Sur les expériences que nous qualifierions de
"mystiques" ou psychédéliques ou simplement insolites et
inexplicables.
Recommandations
Dans
les jours qui suivront l’expérience, essayer de porter un regard nouveau et
enthousiaste sur les choses et les personnes que l’on voit tous les jours. La
recommandation s’arrête là : on ne prétend pas incorporer une nouvelle façon de
percevoir.
Une seule expérience de ce genre est
suffisante. Son exercice n’est en effet pas utile pour la vie quotidienne car
cela prédispose à une contemplation inactive et mène à l’enfermement mental.
Puisse cette expérience
aider à comprendre que derrière la petitesse de ce qui est habituel, il y a une
dimension du mental remplie d’espoir.
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